INTERNET: FAUT-IL ADMETTRE L'EXISTENCE D'UN DROIT DE CITATION EN MATIÈRE MUSICALE ?

Par Yasmine Kaplun

Source : LEGICOM n°13, premier trim. 1997 (Victoires éditions)
Pour plus d'information : tél. Victoire Editions : 01.53.45.89.00 Fax : 01.42.86.81.58



L'ordonnance de référé dans l'affaire "Sardou", relative à la numérisation puis diffusion en ligne d'oeuvres musicales, rendue par le tribunal de grande instance de Paris, le 14 août 1996, autorise les défendeurs à publier dans la presse, le texte suivant : "toute reproduction par numérisation d'oeuvres musicales protégées par le droit d'auteur; susceptible d 'être mise â la disposition de personnes connectées au réseau Internet, doit être expressément autorisée par le titulaire ou le cessionnaire des droits". Cette décision de référé a été encore renforcée dans une deuxième affaire jugée le même jour par le tribunal de grande instance de Paris : affaire "Jacques Brel" dont des textes et extraits de chansons ont été diffusés sur Internet sans autorisation des titulaires de droits sur ces oeuvres.

Ces décisions confirment que la protection des droits d'auteur sur Internet doit être appliquée et respectée, quel que soit le moyen de reproduction et/ou de représentation à venir; au vu de l'évolution de la technologie dans le domaine des télécommunications, ce dont on peut se réjouir.

Une fois rappelé que le code de propriété intellectuelle (CPI) s'applique pleinement aux réseaux de télécommunication, sont à prendre en compte les principes de ce code comme les exceptions. Parmi ces exceptions, se trouve le droit de citation des oeuvres dont les auteurs ne peuvent interdire la reproduction et représentation au sens de l'article L 122-5 CPI, pour autant que les conditions d'application de cet article soient respectées.

Toute exception est à interpréter de façon restrictive et la jurisprudence en la matière a confirmé ce principe en réduisant le droit de citation essentiellement au domaine littéraire. En effet, le droit de citation d'oeuvres d'art a été dans l'ensemble(1) écarté par la jurisprudence.

En matière de reproduction totale de paroles d'une chanson faite sans l'autorisation de son auteur, le tribunal de grande instance de Paris a déjà indiqué dans un jugement rendu le 6 juin 1996, que cette reproduction ne pouvait relever du droit de citation(2). Dans l'affaire "Brel" mentionnée ci-dessus, s'il s'agissait bien d'extrait de chansons, il aurait été intéressant d'analyser Si, dans chaque cas d'espèce, les conditions d'application de l'article L 122-5 CPI étaient ou non réunies, puis de voir s'il y avait lieu d'accepter son application.

Dans le domaine musical, aucune décision permettant de créer une jurisprudence en matière de citation d'oeuvres musicales, n'était intervenue à notre connaissance, jusqu'à l'affaire "Dutronc et autres ci Société Musidisc"(3).

Dans cette affaire, avait été utilisé, à des fins publicitaires, sans autorisation expresse des auteurs, un extrait de la chanson Et moi, et moi, et moi, composée et interprétée par J.Dutronc (paroles de J.Lanzmann), en vue de la promotion d'une compilation dans laquelle était incorporée la chanson en question et pour laquelle les titulaires de droits avaient autorisé la reproduction et représentation.

À cette occasion, le tribunal de grande instance de Paris a précisé "Il est acquis que l'exception de l'article L122-5 CPI, ayant trait aux courtes citations, en matière littéraire, portant dérogation au principe de nécessité de l'autorisation préalable de l'auteur avant toute reproduction, n 'est pas transposable en matière musicale, pour diverses raisons, dont une essentielle : l'impossible mention de la source et du nom de l'auteur, condition sine qua non de la dispense de consentement de l'auteur".

Lorsque, dans un cas d'espèce, l'une des conditions d'application de l'article L122-5 CPI, en l'occurrence celle apparaissant comme essentielle pour le tribunal de grande instance, n'est pas remplie, le droit de citation d'une oeuvre, qu'elle soit musicale ou autre, doit être effectivement écarté. Par contre, lorsque toutes les conditions d'application de ce même article Sont remplies, il n'existe a priori aucune raison objective de refuser le droit de citation musical, quand bien même ce dernier serait diffusé sur Internet, bien au contraire, comme nous allons le démontrer.

En effet, l'apparition des nouveaux moyens de télécommunication que sont les réseaux en ligne, incitent à notre sens, une réflexion nouvelle sur l'existence du droit de citation. Nous savons qu'aujourd'hui, Internet a pour principal but de transmettre de l'information dans le monde entier. Si cette information comporte des oeuvres protégées par les droits d'auteur; ces derniers doivent bien entendu être respectés et protégés. Néanmoins, S'agissant de site Web non payant dont la seule finalité est de transmettre de l'information, il nous paraît important de licéité largement le droit de citation prévu par le CPI, au vu des nouvelles possibilités de respecter les conditions d'application de l'article L122-5 CPI, qu'offrent les réseaux en ligne.

Imaginons le cas d'un site Web dédié à la musique, contenant une rubrique composée d'articles "critiques" destinés à rendre compte des nouveautés musicales qui viennent de sortir sur le marché. Cette rubrique proposerait aux utilisateurs, en sus des articles portant une appréciation sur lesdites nouveautés, de prendre connaissance d'un extrait de l'oeuvre musicale considérée (environ 5 à 20 secondes), dont la source (titre de l'extrait et de l'album dont il est tiré, nom de l'auteur; du compositeur, de l'interprète et éventuellement du parolier(4) serait clairement mentionnée.

Nous constatons en effet, que toutes les conditions d'application de l'article L122-5 CPI, étoffées par la jurisprudence en matière de citation littéraire, sont respectées en l'espèce (I, 2, 3, 4).


1. Divulgation de l'oeuvre citée

Le droit de divulgation de l'oeuvre musicale citée est respecté puisque la rubrique serait dédiée aux nouveaux albums commercialisés sur le marché.

L'argument soulevé dans l'affaire Dutronc et autres c/ Musidisc, cité ci-dessus (cf. 3.), selon lequel "l'utilisation à des fins publicitaires (d'extraits musicaux) a pour effet de changer la destination de l'oeuvre et relève par conséquent du droit de divulgation de l'auteur" - ce à quoi le tribunal de grande instance de Paris a donné raison - ne peut être invoqué en l'espèce. En effet, l'oeuvre musicale est citée dans un site Web non payant dédié à la musique et offrant aux utilisateurs une rubrique rendant compte des dernières nouveautés sur le marché en matière musicale et comportant des articles critiques et/ou commentaires pertinents quant à ces nouveautés. La destination de l'oeuvre n'est en rien modifiée.

Tout autre serait le cas d'un site Web présentant aux utilisateurs des extraits musicaux, en vue de leur vente électronique par paiement sécurisé, dans le cadre d'un accord spécifique entre les éditeurs des phonogrammes et la personne morale réalisant et hébergeant le site sur son centre serveur. Ce genre de site étant très fréquent aux États-Unis.


2. Indication des sources

L'indication des sources de l'oeuvre citée peut être respectée grâce à la spécificité qu'offrent les services en ligne mis à disposition sur Internet. En effet, le site Web considéré dans notre exemple peut être assimilé à un petit journal en ligne, permettant de lire des articles consacrés à la musique et d'écouter en même temps un extrait musical. Ainsi, le titre de l'extrait et/ou de l'album dont il est tiré, le nom de l'auteur, de l'interprète et, éventuellement, du parolier sont mentionnés clairement dans la rubrique à côté du lien hypertexte sur lequel l'utilisateur pourra cliquer afin d'obtenir du son.


3. Incorporation de la citation dans une oeuvre seconde

La citation de l'oeuvre musicale est bien justifiée par le caractère critique et/ou d'information de l'oeuvre à laquelle elle est incorporée, puisqu'elle est intégrée à un site Web, comportant une rubrique ayant, en premier lieu, un caractère d'information et de critique visant non seulement à faire connaître aux utilisateurs les derniers albums ou CD sortis sur le marché, mais encore à commenter la qualité ou le contenu de ces derniers par des auteurs de chroniques, Spécialistes en matière musicale, sur le Web.

Un site Web est un service télématique (constitué de textes, de graphismes d'images fixes ou animées, de son, etc.), transformé en langage HTML pour sa mise à disposition des utilisateurs de réseaux en ligne. Il s'agit bien d'une oeuvre protégée par les droits d'auteur, une oeuvre d'un autre genre que celui de l'oeuvre citée et ayant une existence propre en dehors des oeuvres musicales qu'elle cite.

Il ne s'agit pas de l'intégration d'un extrait musical dans une oeuvre de même genre, très souvent pratiqué à ce jour et dénommé "sampling" ou juxtaposition de sons, soulevant le problème de la citation d'une oeuvre musicale dans une autre oeuvre musicale, cette dernière poursuivant le même but que l'oeuvre musicale elle-même(5).

4. La citation doit pouvoir être qualifiée de "courte"

S'agissant de la brièveté de l'extrait, cette dernière doit être appréciée en comparaison de la longueur totale de l'oeuvre dont elle est tirée(6) et ne doit pas faire concurrence à cette dernière(7).

Cette notion de "courte citation" reste toujours subjective et relèvera, le cas échéant, de l'appréciation des juges. Toutefois, il nous semble probable que puisse être qualifiée de courte une citation de 5 à 20 secondes tirée d'un morceau de 4/5 minutes. L'extrait doit tout de même être reconnaissable par l'auditeur.

Ainsi, cette première analyse des conditions d'application au sens strict de l'article L122-5 du CPI relative à la courte citation, démontre que chacune d'elles est remplie dans notre exemple et qu'il n'y a, dés lors, pas lieu de refuser a priori, sans même analyser au cas par cas, l'éventuelle application de cet article au domaine musical.

Outre les conditions d'application de l'article L122-5 CPI, d'autres "conditions", développées par la doctrine dans le but de nier tout droit de citation dans le domaine musical, ont été invoquées comme sous-jacentes à l'exception accordée par le code de propriété intellectuelle en matière de citation.

En effet, certains soutiennent que la citation implique une communauté de nature entre l'oeuvre à laquelle elle est empruntée et celle, à l'intérieur de laquelle elle prend place(8). Par conséquent, la citation d'une oeuvre musicale dans une oeuvre d'un autre genre ne pourrait être admise.

Or; rien dans la rédaction de l'article L122-5 CPI, ne permet de soutenir ce point de vue. La citation en matière littéraire qui, elle, n'a jamais été contestée, peut s'inscrire dans une oeuvre d'un autre genre (CD-Rom, oeuvre cinématographique, etc.) sans que cela soit considéré comme un obstacle à l'application de l'article L 122-5 CPI, dès lors, aucune raison objective ne peut imposer cette exigence supplémentaire en matière musicale.

D'autres, ont encore estimé que le droit de citation en matière musicale violerait le droit moral de son auteur parce que "l'extrait musical donne une version mutilée, déformée de l'oeuvre"(9). Cette opinion a été souvent soutenue sans démontrer pour quelles raisons il y aurait violation du droit moral de l'auteur en matière de citation musicale et non en matière de citation littéraire. De plus, une citation est forcément une version mutilée" puisque, par essence, elle ne reprend pas l'oeuvre dans son ensemble, mais une petite partie de cette dernière. Si ce point de vue devait être adopté, le droit de citation en soi devrait être exclu pour cause de violation du droit moral de l'auteur de l'oeuvre, quel que soit son genre, ce qui nous paraît être une position radicale et extrême que le législateur n'a pas voulu.

À l'heure de l'évolution des technologies, vouloir soutenir que les droits d'auteur sont constamment bafoués, et ce, notamment sur Internet, c'est faire preuve d'une méconnaissance de ce nouvel outil qui permet au contraire de respecter toutes les conditions d'application . de certaines dispositions portant dérogation au principe énoncé dans le CPI.

De plus, s'agissant d'un site Web d'accès libre, c'est-à-dire non payant, l'argument selon lequel le droit de citation viendrait retirer à l'auteur la possibilité de percevoir une rémunération proportionnelle aux recettes provenant de l'exploitation de l'oeuvre à laquelle elle est incorporée, ne peut être invoqué.

Afin de convaincre encore les derniers récalcitrants en la matière, nous mentionnerons le fait qu'à ce jour il existe un système permettant de diffuser du son sur Internet sans téléchargement de ce dernier sur le disque dur de l'utilisateur (cf. système Real audio <www.realaudio.com.>). Grâce à ce système comportant un "encodage" de l'oeuvre, apparaît automatiquement à l'écran, la mention du titre de l'extrait, de l'auteur et du copyright. L'extrait musical reste sur le serveur et l'utilisateur détient un fichier d'appel du son lui permettant une écoute directe de celui-ci. Par conséquent, étant donné qu'aucun téléchargement de l'extrait musical sur le disque dur de l'utilisateur ne peut se faire, tout réenregistrement de l'extrait est impossible. Ainsi le morceau d'oeuvre musicale mis en ligne est protégé. Reste bien sûr; la question de la qualité du son offert qui, souvent, laisse à désirer.

Nous souhaitons dès lors, que soit menée une nouvelle réflexion sur les droits de citation en général, au regard de l'évolution des nouvelles technologies en matière de télécommunication et des arguments soulevés ci-dessus. Loin de vouloir bafouer les droits d'auteur sur Internet, nous souhaitons au contraire apporter une solution à ce qui se fait déjà sur les réseaux. En admettant un droit de citation dans certains cas d'espèce précis, nous contribuons à ce que les auteurs de telles citations respectent toutes les conditions d'application de l'article L122-5 CPI et protègent ainsi l'oeuvre citée. Le débat reste bien entendu ouvert.

Yasmine Kaplun - Conseillére juridique spécialisée en PLAI Membre de Cyberler


Notes :

1. Exception faite de l'affaire Fabris c/ Loudmer relative à la reproduction d'oeuvres d'Utrillo dans des catalogues de commissaires-priseurs - CA versailles 20 novembre 1991, D1992, p.403 : « s 'agissant d 'oeuvres non littéraires, la courte citation peut consister en une reproduction certes intégrale mait dans un format assez réduit pour la ravaler au rang de la simple illusion ». (retour)

2. RIDA, octobre 1986. p.161. (retour)

3. TGI l'aria (3e ch.), 10 mai 1996 - Jacques Dutronc et autres c/ Société Musidisc. Observation Gérard Haas, Revue Alain Bensoussan - Droit des Technologies avancées - n" 1/1997. (retour)

4. Mémoioe de M. A. Valette "le Droit de Citation en matière musicale" DEA de PLAI 1995 sous la direction de M. A. Françon. (retour)

5. Memoire de M Stéphane Colombet "Le. Sarnpling" DEA de PLAI 1995 96 sous la direction de M P.Y. Gautier (retour)

6. Tribunal de grande instance de Seine (3e ch.) 17 juin 1964, JCP 1964.3787 / Guide de la Convention de Beme § 10-4 écrit par M. Claude Massouyé. OMPI 1978. (retour)

7. Guide de la Convention de Beme § 10-4, écrit par M.. Claude Massouyé, OMPI 1978. (retour)

8. Desbois, "Le droit d'auteur en France", 3e édition, Dalloz 1978, n° 249. (retour)

9. Pollaud-Dulian (F.), Jurisclasseur, Propriété intellectuelle et artistique, fasc. 317, n° 64. (retour)